Contribution du groupe CRCE
par Pierre LAURENT, membre de la commission d’enquête
La commission d’enquête du Sénat sur la concentration des médias et son impact sur la démocratie a travaillé pendant quatre mois. A travers 48 auditions, elle a contribué à mettre sous les projecteurs un problème crucial pour notre avenir démocratique.
Les auditions menées ont largement confirmé l’ampleur et l’accélération des concentrations en cours sur tous les champs du spectre médiatique. Pourtant, les principaux acteurs industriels de ces concentrations ont systématiquement cherché devant la commission à les minimiser. En effet ces groupes ne veulent à aucun prix un renforcement de la régulation de ces concentrations, alors que la loi actuelle s’avère inapte à faire face aux bouleversements en cours.
C’est le second constat au terme de cette commission d’enquête : sans de nouvelles mesures législatives, ce mouvement de concentrations va s’accélérer et porter atteinte plus gravement encore au pluralisme de l’information, à la diversité et à la création culturelle.
Une accélération spectaculaire des concentrations et recompositions médiatiques
Nous assistons à deux mouvements parallèles qui s’alimentent l’un l’autre.
Sous l’effet de la révolution numérique, d’une diminution de la presse papier (la plus riche avec la radio en terme de valeur ajoutée journalistique), et d’un bouleversement des usages, nous assistons à une transformation industrielle des entreprises de presse vers des projets globaux numériques (écrit, vidéo et autres services) qui cherchent de moins en moins leur rentabilité dans la qualité de la plus-value journalistique, et de plus en plus dans la « capture de l’attention » pour générer du flux sur les supports contrôlés par ces groupes globaux.
Ces mutations, qui n’ont pas trouvé à ce jour leur modèle économique durable, sont l’occasion d’une concentration accélérée de la presse écrite nationale et régionale et du secteur audiovisuel entre les mains d’une poignée de grandes familles capitalistes françaises. Huit groupes contrôlent l’essentiel du paysage métropolitain et ultramarin.
Bouygues, bientôt en alliance avec Bertelsmann si la fusion TF1-M6 se réalise, le groupe Bolloré, avec Vivendi et Lagardère-Hachette qu’il est en train d’avaler, le groupe LVMH-Bernard Arnault avec Le Parisien et Les Echos, Patrick Drahi avec Altice qui va de BFM à Libération en passant par L’Express et RMC, et Xavier Niel qui contrôle, entre autres titres avec Mathieu Pigasse, Le Monde et Télérama, sont les principaux groupes capitalistes impliqués. Trois de ces industriels sont des acteurs majeurs de la téléphonie (Bouygues, SFR et Free), ce qui accroit la dimension globale de ces concentrations.
Dans la presse écrite, la crise du modèle économique et la masse d’investissements nécessaires dans le numérique ont contraint de nombreuses sociétés éditrices de presse à se concentrer et à chercher des investisseurs capables de les recapitaliser à fonds perdus. Les grands groupes industriels se sont engouffrés dans la brèche en cherchant à renforcer leur pouvoir d’influence. Ces groupes visent leur rentabilité dans les médias en cherchant à capter les recettes publicitaires, en concurrence avec les plateformes américaines qui aspirent ces recettes en pillant les contenus éditoriaux.
La concentration des régies publicitaires dans les mains de ces groupes est donc devenu un phénomène structurant de la période, avec des effets de contrôle indirect contre le pluralisme, de droit de vie ou de mort sur les médias concurrents. Le taux de concentration atteint 70 % pour la publicité en ligne, et atteindrait ce même taux dans l’audiovisuel si la fusion TF1-M6 se réalisait.
Dans l’audiovisuel – la télévision en particulier – l’augmentation du nombre de chaînes masque un puissant mouvement de soumission des médias à l’audimat et à la logique de « capture de l’attention ». La concurrence des plates-formes nord-américaines pousse à la concentration dans une sorte de fuite en avant généralisée qui risque à terme de miner les ressorts et les financements d’une création diversifiée.
Des dangers multiples pour la démocratie, la qualité de l’information, et la culture
L’accélération en cours de la mainmise de grands groupes industriels capitalistes sur les médias fait courir des menaces, non seulement de contrôle politique de l’information, mais aussi de contrôle des usages culturels et des habitudes de consommation.
Dans le domaine du contrôle de l’information, la reprise en main agressive des rédactions d’iTélé, devenu Cnews, et d’Europe 1 est la partie la plus brutale, et la plus visible de l’iceberg. Mais la course à une info « spectacularisée » au détriment de sa qualité abîme partout la qualité des métiers et le pluralisme de l’information.
Les médias façonnent à long terme les imaginaires et agissent sur les structures sociales, politiques et culturelles. Dans le contexte actuel, l’uniformisation des modèles culturels est donc une menace. Les programmes qui favorisent l’efficacité publicitaire sont survalorisés, au détriment des fonctions pédagogiques, d’information et d’alerte. Cela conduit à l’appauvrissement et l’alignement des contenus.
La construction d’une « opinion publique » dominante refoule dans le silence nombre de points de vue, minoritaires ou non d’ailleurs, alimentant une spirale de défiance croissante, qui favorise en retour le succès de rumeurs complotistes sur les réseaux sociaux ou le succès de médias dits « antisystème », penchants en général à l’extrême-droite… parfois à leur tour relayés par les grands médias qu’ils critiquent.
Les logiques financières poussent de surcroît à l’effacement de la frontière entre information et communication, contribuant à la dévalorisation du métier de journaliste et à sa précarisation, au bénéfice d’un journalisme de service plutôt qu’à l’exigence journalistique.
Un urgent besoin de soutien et de protections nouvelles pour la qualité et le pluralisme de l’information
Contrairement au groupe Les Républicains qui a défendu dans la commission, à l’unisson des grands patrons acteurs des concentrations actuelles, qu’il n’y avait pas de concentrations excessives, et donc pas besoin de régulations nouvelles, le groupe CRCE considère urgent de remettre la loi sur le métier au plus vite pour mettre un coup d’arrêt aux concentrations et repenser la vitalité et le pluralisme de l’information et des médias.
Compte tenu des lourds désaccords qui l’ont traversée, la commission d’enquête n’a pas pu adopter de recommandations à la hauteur de la situation. Le débat au Parlement toutefois mentionné dans ses recommandations devra être saisi dès 2022 pour avancer des propositions nouvelles.
Le groupe CRCE soutient notamment les pistes de travail suivantes :
1) le renforcement des seuils anti-concentrations par une révision indispensable de la loi de 1986, pour réformer en profondeur leur niveau et leur conception. Il est nécessaire de tenir compte de la dimension globale et multisectorielle des concentrations actuelles. En plus des seuils de contrôle capitalistique, l’audience cumulée d’un groupe et la part occupée par un groupe sur le marché publicitaire tous médias confondus doivent être retenus. La piste de la mesure de la « part d’attention » exercée par un groupe, recommandée par la commission, nous semble devoir elle aussi être poursuivie.
2) le soutien accru au pluralisme, qui passe notamment par :
– une réforme des aides à la presse. Les plus grands groupes sont les plus gros bénéficiaires de ces aides. Le Parisien (LVMH), Le Monde (Xavier Niel), et Le Figaro touchent au total trois fois plus d’aides que l’ensemble des quotidiens à faible ressources publicitaires. Outre la proposition de la commission (tenir compte du chiffre d’affaires global des groupes bénéficiaires), le groupe CRCE propose le doublement de l’aide aux quotidiens à faibles ressources publicitaires.
– la reconstruction d’un système de distribution coopératif, garantissant l’accès de tous les titres à la distribution.
– l’appui à des projets de « fondations » garantissant l’indépendance des titres ne souhaitant pas être adossés à un groupe capitaliste.
3) l’application pleine et entière par les géants du numérique des lois et directives sur les droits d’auteur et les droits voisins. Nous soutenons la sortie du secret des accords passés de gré à gré entre un groupe éditeur et les plateformes, au bénéfice de la recherche continue d’un accord collectif et coopératif mutualisant les recettes générées par la contribution des plateformes en vertu de l’application de ces lois. Ces recettes pourraient notamment alimenter les projets de développement numérique des entreprises de presse, avec des critères de répartition pluralistes, ne permettant pas la captation de ces recettes par les seuls plus grands groupes.
4) le renforcement des garde-fous protégeant l’indépendance des journalistes, et les garanties juridiques protégeant l’exercice du métier, en étudiant et évaluant toutes les pistes mises en débat lors des auditions (statut juridique des rédactions, droit de veto sur la désignation des directeurs de rédaction, création d’un délit de « trafic d’influence en matière de presse…).
5) la création d’un Conseil supérieur des médias, en lieu et place de l’ARCOM, démocratiquement constitué, incluant dans ses missions le respect de lois anti-concentrations renforcées, la consolidation du pluralisme, le développement de la création française dans les programmes culturels et de loisirs à la télévision.
–
Retrouvez sur le site du Sénat le rapport complet de la Commission d’enquête et sa synthèse : http://www.senat.fr/commission/enquete/2021_concentration_des_medias_en_france.html