Une santé égalitaire et solidaire est une valeur commune à l’idéal républicain et à l’éthique médicale. Mais depuis près de 50 ans, les divers gouvernements de droite et de gauche ont empilé les mesures visant à limiter les dépenses publiques de santé.
La question de la limitation des dépenses de santé, qu’on appelle par euphémisme « régulation », est en effet incontournable. Plutôt que continuer à faire le grand écart entre les promesses électorales et la pratique gouvernementale, il vaudrait sûrement mieux aborder la question de front.
La définition de la santé par l’OMS est non seulement l’absence de maladie mais un état de bien-être physique, psychologique et social. Autrement dit, le bonheur. Cette définition holistique signifie que la santé n’est pas réductible aux soins mais concerne également et plus encore, l’environnement, les conditions de vie, de formation et de travail… Mais elle peut aussi servir de justification à une approche réductrice : la médicalisation de la vie par le « panmédicalisme ». A chaque souci sa pilule !
Quoi qu’il en soit, elle signifie que les besoins de santé sont potentiellement illimités. On se souvient de la devise du docteur Knock « la bonne santé est un état précaire qui n’annonce rien de bon ». Elle fait sourire celui qui se croit solide comme le Pont-Neuf, mais inquiète l’hypochondriaque qui sommeille en chacun de nous. D’autant que les progrès dans l’exploration du corps humain notamment par l’imagerie (échographie, scanner, IRM) permettent aujourd’hui de dépister de façon totalement indolore des petites boules de découverte fortuite (des « fortuitomes ») à biopsier rapidement, à surveiller régulièrement ou à opérer sans tarder…
« Tout bien portant est un malade qui s’ignore » ajoutait le bon docteur Knock. C’est également ce que pensaient les partis de gauche et de droite, les syndicats médicaux et les gestionnaires de la Sécurité sociale qui pendant plus de 20 ans dans une belle unanimité ont resserré le numerus clausus. Eux aussi estimaient qu’« en santé c’est l’offre qui créée la demande » et qu’en conséquence, s’il y avait moins de médecins, il y auraient moins de malades ! Le nombre d’étudiants admis à suivre les études de médecine est ainsi passé de 8 500 par an dans les années 1970 à 3 500 dans les années 1990. La limitation des dépenses de santé est donc une question incontournable, quel que soit le gouvernement ou le régime en place.
Il existe trois façons de « réguler » les dépenses de santé :
1) la régulation par les professionnels appliquant la règle éthique du « juste soin pour le patient au moindre coût pour la collectivité » et par les citoyens usagers usant sans en abuser de la ressource consacrée collectivement par l’ensemble des citoyens à la santé. Cette ressource est en effet d’autant plus précieuse qu’elle n’est pas illimitée. Mais médecins comme patients se trouvent ici dans un conflit d’intérêts.
2) la régulation par le marché : les patients paient personnellement leur santé, soit directement de leur poche (le reste à charge) soit en adhérant volontairement à une des assurances privées concurrentielles, qu’elle soit mutualiste ou non. La couverture santé des assurés dépend alors du montant de la prime d’assurance plus ou moins élevé. Plus on paie, mieux on est couvert. Ce système augmente les inégalités sociales de santé. C’est largement le modèle américain à la fois très inégal et très cher.
3) la régulation par l‘Etat, fixant à la fois les recettes par les impôts et les dépenses. Ce modèle est beaucoup plus égalitaire mais il fait craindre le rationnement. Il peut même amener les très très riches à recourir à un système privé parallèle. C’est en grande partie le cas du système anglais.
Les fondateurs de la Sécurité sociale voulaient échapper à l’alternative entre privatisation et étatisation, en constituant un bien commun ayant des recettes propres sanctuarisées (les cotisations représentant la part socialisée du salaire) et une gestion autonome. Mais depuis les origines, c’est l’Etat qui fixe les recettes et les dépenses, et c’est donc lui qui a choisi en refusant d’augmenter les recettes de constituer le « trou de la Sécu ». A contrario du souhait des pères fondateurs, l’évolution de la Sécurité sociale s’est faite vers plus d’étatisation avec notamment deux décisions : en 2004 la nomination par le gouvernement et pour 5 ans du directeur général de la CNAM, et en 2018 la suppression de la sanctuarisation des recettes de la sécurité sociale dans lequel peut désormais piocher à sa guise l’Etat. Plus d’étatisation, mais aussi plus de privatisation, les soins courants (hors hospitalisation et affections de longue durée) étant de plus en plus mal remboursés par la Sécurité sociale.
La France, qui a un système de santé mixte public et privé, a utilisé les deux types de régulation, par le marché et par l’Etat. Par le marché : le forfait hospitalier, les franchises, la part croissante des assurances dites complémentaires pour les soins courants (en particulier le dentaire, l’optique et l’audition) et les dépassements d’honoraires du secteur 2. Par l’Etat : la limitation des tarifs du secteur 1 remboursés par la Sécu, le budget global hospitalier, l’objectif national des dépenses de santé (ONDAM), devenu à partir de 2010 un budget contraint grâce à la limitation drastique du budget des hôpitaux.
Quant à la régulation dite « médicale », revendiquée par les syndicats médicaux, elle n’a guère montré jusqu’à ce jour, son efficacité. Les syndicats, comme le Conseil de l’Ordre des médecins, défendent plutôt les intérêts corporatistes de leurs adhérents que la règle du juste soin pour le patient au moindre coût pour la collectivité.
Le paiement à l’acte en ville, comme la tarification à l’activité à l’hôpital, pousse à la multiplication des actes et des activités rentables pour les prescripteurs et les prestataires mais pas forcément utiles pour le patient et donc inutilement coûteux pour la Sécu. Et le patient plus ou moins anxieux tend à se comporter en consommateur grâce la complaisance de son médecin accédant à ses demandes de prescriptions, ne serait-ce que par peur de passer à côté de « quelque chose » ou par souci de satisfaire son client, d’autant qu’il a peu de temps à lui consacrer. Il est plus facile de prescrire que d’écouter, examiner et expliquer. Plus la consultation est courte, plus l’ordonnance est longue.
On estime ainsi à plus de 20% les prescriptions et les actes injustifiés avec une variation d’un territoire à l’autre, pouvant aller d’un à trois sans explication autre que l’offre de soins, qu’il s’agisse des poses de stents coronariens ou de pacemakers, ou d’opérations comme la chirurgie de l’obésité, les thyroïdectomies, les hystérectomies, les cholécystectomies, les canaux carpiens, les prostatectomies…. Un collègue gynécologue obstétricien avait pu déclarer de façon provocatrice lors d’un colloque: « qu’est-ce que l’utérus d’une femme ménopausée ? Réponse : un objet de T2A ! »
La nécessité d’une limitation des dépenses de santé est souvent défendue par la droite dénonçant le « pognon de dingue » dépensé par la France pour la santé. Consacrant à la santé 11% du PIB, nous sommes effectivement en 4ème position des pays de l’OCDE derrière les USA y consacrant 17% du PIB, la Suisse (12%), l’Allemagne (11,5%). Cependant en valeur absolue c’est-à-dire en dollars par habitant, en parité de pouvoir d’achat, nous ne sommes pas quatrième mais douzième. Nous dépensons 20% en moins que les Allemands.
Ceci dit, il est important de comparer les différents secteurs de dépense. Les médecins généralistes français gagnent 30% en moins que leurs collègues allemands. Grâce au Ségur nous sommes passés pour le salaire des infirmières de la honteuse 28ème place des pays de l’OCDE à la médiocre 16ème place derrière les pays frontaliers (Belgique, Allemagne, Luxembourg, Suisse et Espagne). Par contre, nous sommes 2ème derrière les USA en frais de gestion du système de santé et nous avons une médecine « sur-prescriptive » d’examens complémentaires, souvent inutiles et inutilement répétés, de médicaments princeps ou nouveaux plutôt que de génériques, d’actes chirurgicaux ou de médecine interventionnelle et de dispositifs médicaux innovants.
On dépense beaucoup pour la santé mais il serait sûrement justifié de dépenser plus encore, à la condition toutefois de limiter les gaspillages et de supprimer les rentes. Un plan d’action pour l’application du principe du juste soin pour le patient au moindre coût pour la Sécurité sociale, devrait comprendre plusieurs mesures :
1. Ainsi nous avons un double financeur – l’Assurance Maladie obligatoire (AMO) de la Sécu et les assurances complémentaires (AMC) – pour le même soin réalisé par le ou les mêmes soignants. En conséquence, nous payons deux fois les frais de gestion, sans aucun intérêt. Les mutuelles remboursent un soi-disant ticket modérateur de 20% pour l’hôpital et de 30% pour la ville, qui n’a jamais rien modéré par le fait même qu’il est remboursé. Les frais de gestion des assurances complémentaires (mutuelles, instituts de prévoyance et compagnies d’assurances qui grignotent inexorablement le marché des mutuelles) sont de 7,6 milliards d’euros alors qu’elles remboursent 13% des soins tandis que l’AMO a 6,9 milliards de frais de gestion pour un taux de remboursement des soins de près de 80%. Il faut donc instaurer comme on l’a fait pendant la pandémie de COVID, une Sécu 100% avec des assurances supplémentaires pour ce qui ne relève pas de la solidarité.
La composition du large panier de prévention et de soin solidaire relève d’un débat de démocratie sanitaire impliquant les représentants des patients et des professionnels avant la validation par la représentation nationale, expression de la démocratie représentative. Plus besoin d’être obligé de souscrire à une assurance complémentaire pour avoir accès à des soins spécialisés, grâce au transfert à la Sécurité sociale des sommes versées aux mutuelles et aux complémentaires.
Les tarifs remboursés par la Sécurité sociale devront donc être revalorisés pour mettre fin au secteur 2 avec dépassements d’honoraires. Sur les 7,6 milliards économisés, une part serait consacrée à cette revalorisation ainsi qu’à l’amélioration des revenus des infirmières et des paramédicaux, une autre part pourrait être ristournée aux assurés. Un vrai Ségur de la Santé étalé sur plusieurs mois mettrait en place une grande négociation sur cette réévaluation des tarifs et sur la réforme de la gouvernance de la Sécurité sociale pour organiser sa cogestion entre l’Etat, les représentants des professionnels et les représentants des usagers. Mais pour des raisons historiques, la gauche politique et syndicale est très liée aux mutuelles et aux instituts de prévoyance dont la place a été renforcée par la décision de François Hollande de rendre l’assurance complémentaire obligatoire dans le secteur privé. Et la droite est liée aux compagnies d’assurance.
2. Une deuxième façon de réduire la rente sur le dos de la Sécu serait de revenir sur cette décision aberrante de calculer le prix des médicaments et des dispositifs innovants non plus en fonction du coût de la recherche et développement mais en fonction du service médical rendu en déterminant le prix d’une année de vie en bonne santé. Ainsi justifie-t-on les prix exorbitants des bio-médicaments. A ce compte quel aurait dû être le prix lors de leurs découvertes de la pénicilline, des antituberculeux, de l’insuline, du vaccin de la poliomyélite ? La difficulté tient au fait que Big Pharma joue de la concurrence entre les pays, comme on l’a vu pour les vaccins contre le COVID. Au moins faut-il exiger la transparence des coûts tout au long de la chaîne de recherche, de production et de développement, sachant que de nos jours l’essentiel de la recherche initiale innovante (comme l’ARN messager) émane des centres de recherche publique.
Il faut exiger pour les médicaments vitaux des prix « raisonnables » en menaçant les industriels de recourir à la licence d’office avec levée des brevets. Les vaccins et les antiviraux contre la COVID 19 devraient être des biens publics mondiaux avec suspension du brevet. Il s’agit d’un combat international mais il est possible à l’échelle nationale de prendre un certain nombre de mesures telle que l’interdiction du marketing pour les médicaments et dispositifs médicaux pour laquelle l’industrie dépense plus que pour la recherche. La pandémie a bien montré que les soignants n’ont pas besoin pour être informés des visiteurs médicaux payés par l’industrie. Une taxe devrait être prélevée sur les dividendes versés par l’industrie aux actionnaires pour financer la formation continue des soignants organisée en toute indépendance de l’industrie.
Enfin il est inadmissible que la production de médicaments d’intérêt thérapeutique majeur, tombés dans le domaine public, soit délocalisée, parce que ces médicaments anciens sont jugés pas assez rentables par l’industrie. C’est ainsi qu’on enregistre d’une année sur l’autre de plus en plus de ruptures d’approvisionnement en médicaments essentiels (1 200 en 2019 et 2 000 en 2020), ruptures comportant des risques pour les patients. Il faut exiger des industriels d’avoir au moins quatre mois de stock, et construire un établissement public à but non lucratif produisant des génériques à l’échelle nationale et européenne.
3. Une grande politique volontariste doit être mise en place pour améliorer de façon continue la pertinence des actes et des prescriptions. Elle doit s’appuyer sur les données massives de santé émanant de l’hôpital, de la médecine de ville et de la Sécurité sociale. Les résultats nationaux doivent être comparés aux données d’autres pays développés notamment européens. Cette politique devrait mobiliser l’ensemble des acteurs, syndicats de médecins et de paramédicaux, sociétés savantes, HAS, enseignants en médecine, associations de patients, médecins conseils de la Sécurité sociale aboutissant à des accords sur ce qu’il y a lieu de faire et de ne pas faire. Elle doit donner lieu à des études de recherche et à des communications dans les congrès médicaux. Elle doit être intégrée à la formation initiale et post universitaire et être complétée par des campagnes grand public sur le modèle « un antibiotique, ce n’est pas automatique ». L’amélioration de la pertinence des soins suppose de revenir sur le paiement à l’acte et sur la T2A pour les pathologies chroniques qui poussent à la multiplication des actes inutiles et des hospitalisations non justifiées.
Le paiement à l’acte et la T2A doivent être remplacés pour le suivi des patients atteints de maladies chroniques par des forfaits ou un paiement à la capitation ou une dotation annuelle populationnelle modulée en fonction de l’évolution de l’activité et du degré de précarité des populations prises en charge.
Cette politique permanente pour l’amélioration de la pertinence des soins est une condition pour exiger que l’ONDAM redevienne ce qu’il était à l’origine, c’est-à-dire un objectif à atteindre et non un budget contraint indépassable grâce à une mise en réserve systématique en début d’exercice de plusieurs centaines de millions d’euros et d’une politique du rabot imposant une baisse automatique des tarifs payés par la Sécurité sociale aux hôpitaux quand l’activité augmente afin de maintenir un jeu à somme nulle. La régulation des dépenses de santé doit se faire à posteriori et non a priori comme l’a une fois encore démontré la pandémie.
Pour garantir une santé égalitaire et solidaire, il faut donc en finir avec l’austérité mais aussi réduire les gaspillages et supprimer les rentes.
André Grimaldi
Professeur émérite de diabétologie au CHU de la Pitié-Salpêtrière
Auteur du Manifeste pour la Santé 2022, aux éditions Odile Jacob.